Si elle est loin d’être une question nouvelle, l’ouverture à la concurrence du transport ferroviaire est aujourd’hui plus que jamais d’actualité. Issue d’une décision européenne, elle se réalise par tranche : d’abord le fret international en 2003, puis le fret national en 2007, le transport international de voyageur en 2010 et désormais le transport voyageur.
Cette dernière étape doit se faire dès 2019 pour les TER et trains d’équilibre du territoire (Intercités) et à partir de 2021 pour les TGV. Le principe diffère entre les TER et TGV. Pour ces derniers, c’est le principe de l’« open access », soit l’accès libre, qui prévaut. Plusieurs compagnies pourront venir faire face à la SNCF, sans appel d’offres. Une concurrence frontale, encadrée par l’Arafer, l’autorité de régulation. Pour les TER et Intercités en revanche, les régions pourront lancer des appels d’offres et choisiront l’offre qu’elles estiment la meilleure. La SNCF pourra ainsi être mise en concurrence avec des entreprises privées au moment du choix, mais une seule compagnie aura le marché.
Ce fonctionnement, conforme aux préconisations des régions françaises[1], vient d’être arrêté par le législateur dans la loi pour un nouveau pacte ferroviaire définitivement adoptée le 14 juin dernier. Que retenir de ces dispositions ? Comment les régions s’apprêtent-elles à vivre ce qui est sans aucun doute un renforcement de leur rôle d’Autorité Organisatrice des Transports ?
Progressivité et souplesse
Les Français, comme la grande majorité des exécutifs régionaux, accueillent positivement – voire avec impatience – cette ouverture à la concurrence. Selon un sondage réalisé début juin, 68% d’entre eux y seraient favorables[2]. Beaucoup y voit en effet un moyen d’améliorer le niveau de service et de baisser, pour les régions, les coûts associés.
Depuis la décentralisation des TER en 2002, la contribution des régions au fonctionnement du transport ferroviaire régional a en effet doublé, formant les trois quarts du prix du billet, « sans que la SNCF puisse [en] justifier les causes réelles », selon Michel Neugnot, président de la Commission transports et mobilités de Régions de France et vice-président de la Bourgogne-Franche-Comté. Il a atteint 23 euros du train/kilomètre en 2015, alors qu’il a diminué à 15 euros en Allemagne où la concurrence existe depuis 1994. L’organisation ne serait donc pas optimisée. Même si les taux de fréquentation des TER ont largement augmenté, nombre de conseils régionaux se plaignent par ailleurs de la qualité du service, avec un taux de ponctualité de 90,6 % en 2016 (variable selon les régions) et 1,9 % de trains supprimés, alors que les TER représentent près de 20 % de leur budget.
La concurrence constitue donc pour les régions un moyen d’amener la SNCF à réviser ses coûts. La Fédération Nationale des Associations d’Usagers des Transports (FNAUT) espère même qu’elle constituera une chance pour maintenir des lignes sur lesquelles la SNCF investit peu et qui se trouvent principalement en zone rurale : « Sur ces petites lignes de campagne, la SNCF réduit d’abord les fréquences et quand les trains se vident, elle en déduit que ça ne vaut plus le coup, et elle met alors des autocars TER. Nous pensons tout le contraire : pour qu’il y ait du monde, il faut proposer des fréquences, des trains tard le soir. C’est ce que pourraient nous apporter d’autres opérateurs là où la SNCF a baissé les bras ».
Toutes les régions n’ont cependant pas les mêmes objectifs ni les mêmes ambitions. Certaines sont pressées, d’autres moins. Le pacte ferroviaire leur laisse donc la liberté de choisir leur rythme. Dès 2019, elles pourront si elles le souhaitent attribuer tout ou partie des services TER au prestataire de leur choix sous forme de délégation de service public. Les régions souhaitant bénéficier de cette opportunité négocieront alors des clauses d’ouvertures à la concurrence dans les conventions passées avec SNCF Mobilité (si ce n’est pas déjà fait) ou via des avenants à ces conventions. Au contraire, les Régions qui préfèrent contractualiser directement avec la SNCF pourront le faire jusqu’en décembre 2023. A partir de décembre 2023, le lancement d’un appel d’offres sera obligatoire. Mais les régions seront libres, à la veille de cette échéance, de signer de gré à gré avec la SNCF une nouvelle convention d’une durée pouvant aller jusqu’à 10 ans, repoussant de fait la mise en concurrence à 2033 ! Par la suite, le droit français rend également possible l’application de toutes les exceptions prévues par le droit communautaire (situation géographique, complexité du réseau) permettant l’attribution directe (gré à gré).
Les appels d’offres ne devraient par ailleurs concerner qu’une petite partie des lignes (voir encadré ci-dessous). Selon les estimations de Régions de France, de 2019 à 2023 entre 10% et 15% des services de transport ferroviaire devraient être mis en concurrence. A comparer aux chiffres de l’autre côté du Rhin, où les TER ont été libéralisés il y a 20 ans, et où 30 % des liaisons sont aujourd’hui assurées par des opérateurs alternatifs à la Deutsch Bahn.
On le voit cette ouverture à la concurrence est donc très progressive et prudente. 2019 ne verra pas un grand chamboulement dans le paysage français du train régional.
Un accompagnement indispensable
Les régions sont d’autant plus prudentes que cette ouverture à la concurrence ne se fera pas sans difficultés pour les régions qui n’ont pas forcément toutes les compétences et l’organisation pour faire face à ce qui constitue sans aucun doute un accroissement de leur responsabilité. C’est ce que pensent plusieurs grands responsables régionaux. Ainsi, Michel Neugnot prévient : « Ne nous leurrons pas : passer d’un cadre conventionnel à la passation d’un contrat de délégation de service public prendra du temps et ne sera pas une mince affaire. Pour les régions, ce choix de déléguer à un autre opérateur que la SNCF représente un nouveau métier ». Et Louis Nègre, président du Gart et premier vice-président de Nice Métropole, de rajouter : « il faudra s’enrichir de nouvelles compétences ». Les régions auront donc besoin d’un accompagnement. De ce point de vue, le recrutement par Régions de France d’une nouvelle conseillère, Patricia Perennes, économiste du transport, chargée notamment d’aider les régions à définir les appels d’offres, est symptomatique.
Concrètement, les régions doivent analyser un certain nombre d’informations nécessaires à la rédaction des cahiers des charges et à la mise en place d’une organisation, certes ouverte à la concurrence, mais limitant au maximum les coûts de désoptimisation. Ces coûts sont en effet inhérents à l’existence potentielle de différents opérateurs. Pour cela, il est nécessaire de mettre en œuvre un processus de détourage des coûts : « Toutes les lignes sont imbriquées », constate ainsi Michel Neugnot. Le risque est bien celui d’ « un surcoût lié à la désorganisation du service » en cas d’études insuffisantes.
La SNCF devra ainsi fournir des éléments techniques, opérationnels et financiers (par exemple un décompte précis du personnel[3] et de la maintenance[4] affectés aux lignes) qui permettront à la région de juger si la sortie de certains lots des conventions SNCF/région et leur ouverture à la concurrence est rentable, c’est-à-dire n’entraîne pas un surcoût trop important. La région devra également s’assurer de l’équilibre économique de la convention restante entre la région et SNCF.
L’accès aux données est donc un point crucial sur lequel Régions de France a longuement insisté lors des débats autour du pacte ferroviaire. La loi garantit finalement aux régions un accès aux données descriptives du transport ferroviaire régional, la liste minimale devant être précisée par décret. « Nous leur donnerons tout ce dont elles ont besoin pour construire leur cahier des charges et un cadre équitable. Mais elles auront la responsabilité de ne pas divulguer les informations couvertes par le secret en matière industrielle et commerciale », explique Frank Lacroix, directeur général TER chez SNCF Mobilités.
Vers une Loi d’Orientation des Mobilités
Après l’adoption du Pacte ferroviaire, plusieurs points concernant le transport ferroviaire régional restent à préciser ou à trancher, que ce soit par décret ou dans le cadre d’une nouvelle Loi d’Orientation des Mobilités. Le gouvernement a dévoilé avant l’été les principaux volets de cette loi, qui devrait être débattue au Parlement en fin d’année voire début 2019. Elle devrait ainsi traiter de la question épineuse des « petites lignes ». Si certains acteurs, comme la région Grand-Est, veulent croire que la concurrence peut être un moyen de « sauver certains lignes », d’autres, comme Sud Rail, estiment que « les entreprises iront [que] sur quelques niches », n’imaginant pas « une compagnie privée aller sur une ligne avec 80 personnes par jour ».
Autre point fortement lié, que les régions estiment non réglé : le niveau de financement. Pour Régions de France, le gouvernement doit déjà garantir le financement prévu dans les contrats État-Région. Le pacte ferroviaire « n’apporte pas de réponse sur le financement du transport public régional. (…) De forts risques existent pour le maintien des seules liaisons rentables et l’abandon des circulations sur les lignes moins fréquentées », avertit également Anne Lassman-Trappier de France Nature Environnement (FNE).
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[1] Voir le communiqué de presse de Régions de France publié le 19 juin 2018 à la suite de l’adoption définitive du Pacte ferroviaire.
[2] Enquête réalisée par Opinionway auprès de 1068 personnes de 18 ans et plus du 30 mai au 1er juin 2018 pour Trainline, application leader en Europe pour les voyages en train et en bus
[3] Selon les calculs de Régions de France, 15 000 à 20 000 salariés travaillent pour les TER à la SNCF, mais, dans un premier temps, moins de 5 000 cheminots pourraient être concernés par un transfert. Les conditions dans lesquelles se dérouleront ce transfert ont été en parti défini dans le récent pacte ferroviaire. Les salariés partiront vers le nouvel opérateur avec un « sac à dos social » : ils conserveront la garantie de l’emploi, leur régime de retraite et leur niveau de rémunération avec intégration des primes et des gratifications. Le maintien des facilités de circulations et de l’accès au système de soin est quant à lui renvoyé à la négociation d’un accord de branche. La convention collective à venir assurera en effet la finalisation de ce cadre.
[4] Le pacte ferroviaire permet aux régions de récupérer le matériel roulant qu’elles ont financé et les ateliers de maintenance majoritairement consacrés aux activités régionales. Pour travailler sur l’opportunité et la faisabilité relatives à l’acquisition de matériel ferroviaire, les régions ont créé il y a plusieurs années une association d’études sur le matériel roulant (ADMR) au sein desquelles six régions y sont d’ores et déjà actives.