Si la délocalisation industrielle explique en partie la réduction des émissions de GES du secteur industriel que l’on connait depuis 1990, c’est aussi et surtout le résultat d’une politique de transition engagée depuis cette date. Soumis au système d’échange de quotas d’émissions de gaz à effet de serre (EU ETS), le secteur industriel est désormais engagé sur une trajectoire de réduction constante de ses émissions grâce notamment  à une amélioration de l’efficacité énergétique des procédés industriels et leur électrification progressive

Lire notre article sur les enjeux pour le système électrique de la décarbonation de l’industrie pour plus d’information sur le sujet.

Cependant, le rehaussement de l’ambition climatique européenne (via le paquet Fit For 55) pour 2030 est venu encore renforcer la contrainte sur ce secteur. En réaction et afin d’accélérer sa décarbonation, le Gouvernement a proposé d’accompagner les 50 sites industriels les plus émetteurs -qui génèrent actuellement 55% des émissions industrielles en France- en leur permettant d’atteindre une réduction de leurs émissions de GES de -45% d’ici 2030. 

50 sites industriels les plus émetteurs de CO2 – RAC & FNE – 2024

Regroupés géographiquement sur des plaques industrielles, ces industries disposent désormais de feuilles de route ambitieuses qui comptent sur des vecteurs décarbonés, tels que la biomasse, le biométhane ou encore l’hydrogène décarboné et aussi sur des ruptures technologiques comme le Carbone Capture Usage and Storage (CCUS). Ces deux derniers, en émergence au sein de pôles territoriaux et concernant au premier chef le monde industriel, font émerger des problématiques quant au développement des infrastructures de transporte de CO2 et d’H2 et de la morphologie du cadre régulatoire aujourd’hui et à terme.

Ainsi, appelant une coordination des acteurs privés et publics, le transport de l’H2 et du CO2 doivent convaincre aujourd’hui sur leur accessibilité économique -cruciale pour les industriels- et éviter de faire l’objet d’une régulation trop stricte d’entrée de jeu. Pour l’H2 comme pour le CO2, des intérêts convergent sur la nécessité de s’organiser autour d’infrastructures communes de transport. Oui, mais dans quel cadre ?

Les hubs territoriaux d’H2, les premières pierres d’un édifice européen

S’il est question à terme d’un marché européen de l’H2 décarboné, organisé autour d’une infrastructure trans-nationale (initiative European Hydrogen Backbone, reliant des lieux de production d’hydrogène décarboné aux lieux de consommation), d’un cadre régulatoire complet analogue au marché du gaz et de l’électricité et d’une instance dédiée -l’ European Network of Network Operators for Hydrogen (ENNOH) aux côtés de l’ENTSOG pour le gaz et l’ENTSOE pour l’électricité, l’heure est à l’émergence de ce marché.

Face à la proximité de l’échéance de 2030, c’est donc une approche pragmatique qui se matérialise autour de l’émergence des hubs territoriaux de consommations et de production d’hydrogène décarboné sur les plus grandes plateformes industrielles (Fos-sur-Mer, Dunkerque). Ainsi, le développement prioritaire des infrastructures d’H2 concerne des réseaux « intra-hubs » et la connexion aux infrastructures de stockage, afin d’optimiser la production, le stockage et l’utilisation.

Dans cette logique, le gestionnaire de transport de gaz GRTgaz porte d’ailleurs de nombreux projets, en coopération avec les acteurs locaux et transfrontaliers de l’hydrogène : MosaHYc, RHYn, DHUNE, Hynframed, BarMar , … ces premiers réseaux régionaux de transport d’hydrogène mis en service autour des pôles industriels, futurs consommateurs d’hydrogène.

Le mode de production de l’hydrogène décarboné n’est pas sans impacter l’utilisation des infrastructures actuelles. Au regard du seuil maximum d’intensité carbone pour l’hydrogène décarboné fixé par l’acte délégué « RED II », la production électrolytique devrait s’imposer sur le reformage du méthane + stockage du carbone (CCS). Forte de son mix électrique décarboné, la France s’est d’ailleurs fixé un objectif d’installation de 6,5GW d’électrolyseur en 2030 et 10GW en 2035 (Stratégie Nationale Hydrogène). Une production nationale qui tendra à être complétée par des importations via des infrastructures de transport à l’image de BarMar, la liaison entre Barcelone et Marseille, vouée à transporter pas moins de 10% des 20 millions de tonnes d’H2 prévues dans les objectifs RePowerEU en Europe d’ici 2030. Il faut par ailleurs voir que le mode de production de l’hydrogène n’est pas anodin sur l’utilisation des autres réseaux et infrastructures : le méthane actuellement utilisé pour la production d’H2 étant voué à laisser la place à la production par électrolyse, certaines des canalisations de gaz naturel existantes pourraient être reconverties pour le transport d’hydrogène à conditions que cela n’obère pas la sécurité d’approvisionnement comme l’a rappelé la CRE en 2023.

Malgré la publication du 4ème paquet gaz, la structure régulatoire complète n’interviendra qu’à partir de 2033 et de manière analogue aux infrastructures gazières. D’ici là, la CRE sera néanmoins en charge de valider les tarifs d’utilisation et les règles d’accès aux tiers des infrastructures de transport d’H2 qui se mettent progressivement en place. L’un des enjeux majeurs réside dans le fait que ce sont les gestionnaires de réseau de gaz qui sont amenés à développer les réseaux d’H2, en parallèle de leur activité actuelle alors même que le 4eme paquet gaz prévoit des règles de séparation entre les activités gaz naturel et hydrogène. La question du transfert de certains actifs se pose et la CRE recommande qu’en cas de transfert des actifs de méthane réaffectés pour l’hydrogène, ceux-ci le soient en fonction de leur valeur comptable (prévue dans la Base d’Actifs Régulée) des opérateurs d’infrastructures. Une situation qui fait partie de la stratégie de GRTgaz qui souhaite se positionner sur l’hydrogène « comme un opérateur de réseau mutualisé au bénéfice d’un ensemble de producteurs et d’un ensemble de consommateurs » en réutilisant certains actifs en doublon. Les deux tiers de canalisation impliquées dans le projet MosaHyc sont d’ailleurs des canalisations existantes reconverties. Un exemple qui concrétise la politique de diversification vers laquelle s’oriente le gestionnaire de transport GRTgaz et Airliquid qui entend demeurer sur le segment de la fourniture d’H2 des industriels via des réseaux locaux alors que GRTgaz se projette également sur une structure nationale et européenne à plus long terme.

Les « vallées CC(U)S » complètent le paysage

A la lecture des feuilles de route des 50 sites, il est possible de cerner l’importance des technologies de Carbon Capture Stockage and Storage (CCUS). Selon elles, cette technologie est capable de diviser par deux les émissions industrielles en dix ans. Après l’électrification des procédés industriels, c’est donc le second levier technologique de décarbonation en ordre d’importance. Le potentiel de CO2 séquestré à horizon 2030 est estimé entre 4 et 8 MtCO2 par an, et représente approximativement un quart de la solution à cette échéance (pour un secteur qui doit passer de 72 à 45MtCO2 en 2030 selon le SGPE).

Tout comme le développement de l’H2, la trajectoire de déploiement des réseaux de CO2 repose également sur une priorisation géographique par grandes zones industrielles : d’abord, les grands ports industriels de Dunkerque, Le Havre et Fos-sur-Mer, puis Lacq/Sud-Ouest et Loire-Estuaire, et enfin Grand Est. Déjà, des projets émergent à l’image du projet GOCO2 qui a pour objectif de permettre le captage du CO2 sur les sites industriels, son acheminement par canalisation jusqu’au terminal maritime de Saint-Nazaire à destination des zones de stockage géologique permanent, pour une capacité estimée à 2,6 millions de tonnes par an à l’horizon 2030. 

Hormis le maillon de la capture du carbone qui relève directement des industriels et donc représente une activité concurrentielle, le reste des infrastructures de transport de CO2 présentent les caractéristiques de monopoles naturels, justifiant une régulation future et progressive. Cependant, étant donné le niveau d’incertitude sur les volumes de CO2 captés, une régulation trop immédiatedes infrastructures de la chaîne CCUS risquerait de contraindre et ralentir son essor.

Dans son récent rapport, la CRE pose néanmoins un certain nombre de recommandations qui offrent un premier dessin du cadre régulatoire à venir : elle identifie que les activités de transport et la collecte/capture devront être séparées, a minima d’un point de vue comptable pour permettre une tarification non discriminatoire du transport et reflétant les coûts de l’opérateur. Outre les règles d’accès des tiers aux infrastructures de CO2 qui seront à définir de sorte à prendre en compte les spécificités de chaque maillon de la chaîne de valeur, la structure tarifaire devra être cohérente avec la réalité physique de ces réseaux. Ceux-ci étant a priori non maillés et non interconnectés entre eux. Cela signifie que chaque réseau de transport permettra uniquement de connecter un « bassin versant » d’émetteurs à l’exutoire le moins coûteux à atteindre. Pour ces raisons, la CRE écarte la possibilité d’une péréquation tarifaire.

Si la planification en amont des infrastructures se comprend dans une perspective de mutualiser les coûts et de réaliser des économies d’échelles en identifiant les besoins à venir, les business model doivent néanmoins permettre de supporter les coûts actuels de déploiement des infrastructures pour des usages futurs. D’où l’importance de consacrer une phase préliminaire d’étude des trajectoires et les stratégies de décarbonation des acteurs concernés au regard de l’influence sur l’équilibre technico-économique de ces infrastructures. C’est donc un équilibre à trouver entre offrir suffisamment d’assurance aux acteurs privés pour se lancer d’une part, et la nécessité de leur laisser une part de responsabilités et de risques pour éviter des effets d’aubaine massifs, d’autre part.

Le CCUS et l’hydrogène constituent deux clés technologiques de la décarbonation qui permettront au secteur industriel de se décarboner. Actuellement, l’émergence de ces marchés soulève un certain nombre de problématiques technico-économiques pour l’essentiel à la main des acteurs privés (industriels, producteur H2, e-carburants, …). La mise en place un cadre de régulation progressif conciliable avec le développement de la filière constitue un enjeu majeur en tant qu’il devra stimuler leur émergence localisée sans compromettre la possibilité d’infrastructures nationales ou transnationales à plus long terme. En effet, contrairement aux secteurs électriques et gaziers déjà matures au moment de leur régulation, la constitution du marché de l’H2 et du CCUS devra faire preuve de souplesse et d’itinérance. L’approche localisée semble pouvoir permettre de concilier émergence et structuration progressive.