Comment mobiliser la filière diffuse de la rénovation énergétique alors que le recrutement des clients et de la main d’œuvre peuvent être des éléments limitants ?
«La rénovation énergétique des bâtiments est l’une des grandes priorités du Gouvernement […]»[1]. Elle est déclarée « priorité nationale » depuis maintenant presque une décennie. Les années se suivent et les mesures se succèdent : CITE en 2014, ANAH Habiter mieux en 2018, MaPrimRenov en 2020… Un mécanisme de financement de la rénovation énergétique fonctionne cependant depuis 2005 : celui des certificats d’économies d’énergies (CEE) qui a rempli tous ses objectifs jusqu’ici.
Le dispositif est depuis quelques années l’objet de controverses : les nouvelles trajectoires de la période 4, plus ambitieuses, sont plus difficilement tenues alors que les CEE coûtent de plus en plus chers aux obligés. Cibles inatteignables ? Mécanisme inadapté à ce changement d’échelle ? Le dispositif actuel des CEE, et l’écosystème qui s’est construit autour, sont-ils toujours à la hauteur pour répondre aux ambitions croissantes de rénovation énergétique du pays alors que se prépare la 5e période, dont le cadre devrait être fixé pour mi-2021, avec des volumes attendus encore en hausse ?
Certificats d’économies d’énergies : comment ça marche ?
Le dispositif des CEE est le bras armé de la politique de sobriété énergétique du gouvernement. Il vise à promouvoir les actions d’économies d’énergies dans les secteurs diffus tels que le bâtiment, la petite et moyenne industrie, l’agriculture ou les transports.
Le dispositif attribue aux vendeurs d’énergie (les obligés) des objectifs d’économies d’énergie à réaliser, exprimés en kWh cumac[2] Pour obtenir des certificats, les obligés peuvent inciter les consommateurs à effectuer des actions d’économies d’énergie (rénovation thermique, changement de chaudière…), financer des programmes d’accompagnement ou acheter des CEE sur le marché. Des acteurs autres que les obligés peuvent obtenir des CEE en contrepartie de la réalisation d’actions d’économies d’énergie. Ces éligibles vendent ensuite les CEE obtenus aux obligés.
Les objectifs sont attribués par période de trois ans : ils ont systématiquement été dépassés lors des 3 premières périodes, et ce malgré leur augmentation régulière. Le gouvernement, jugeant que le dispositif avait fait ses preuves, a de nouveau fixé un objectif ambitieux pour la quatrième période, doublant les volumes de l’exercice précédent. Entre 2018 et 2020, les obligés devaient réaliser 1 600 TWhc d’économies d’énergie.
Des tensions sous-jacentes qui limitent la capacité des acteurs à monter en puissance
Une pente devenue trop raide ?
Les obligés peinent sur cette dernière période à enregistrer les volumes de CEE mensuels nécessaires à la réalisation des objectifs. Le gouvernement, prenant acte de ces difficultés, a prolongé la quatrième période jusqu’à décembre 2021, tout en revoyant les objectifs à la hausse. Le rythme mensuel cible n’a donc pas diminué et est toujours très important. : il est 2 fois plus important qu’en 3e période et 4 fois plus important qu’en 2e période.
En raison des difficultés à générer les volumes de CEE nécessaires pour suivre le rythme, leur prix sur le marché a explosé en quatrième période (+68% en 2019 par rapport à 2018).
Un marché sous tension
Du côté de la demande, des consommateurs difficiles à mobiliser
Pour l’ADEME, il existe encore d’importants gisements d’économies d’énergie disponibles. Ceux-ci, situés dans le secteur diffus (en grande majorité composé de particuliers ou de bailleurs) sont toutefois difficilement atteignables. La complexité administrative du dispositif et plus généralement la complexité du parcours client dans les démarches de rénovation énergétique dissuade encore trop souvent de nombreux acteurs d’y avoir recours : par exemple, 73% des ménages qui n’ont pas mobilisé les CEE lors de la réalisation de leurs travaux de rénovation thermique en connaissaient l’existence[3].
Du côté de l’offre, des capacités limitées à réaliser des travaux, moins de travaux éligibles
Des contraintes externes limitent la croissance de l’offre. D’une part, le nombre de délégataires sur le marché a diminué : 75 en 2017, ils sont une vingtaine aujourd’hui. Le PNCEE est en effet plus prudent dans l’attribution des autorisations à exercer par rapport à la troisième période, qui avait été entachée par des fraudes. D’autre part, une partie des gisements d’économies d’énergies ont été retirés du marché : certaines actions n’entrainent plus la délivrance de CEE en 2019, par exemple la subvention de LED.
D’une façon plus générale, la croissance du marché est limitée par la pénurie de main d’œuvre qualifiée qui touche l’ensemble du secteur du BTP. En octobre 2019, 46% des sociétés du BTP déclaraient ne pas pouvoir augmenter leur carnet de commande faute de main d’œuvre.[4]
Des freins à relativiser
Le rythme de délivrance des CEE a bien augmenté en 2019 : plus de 20 000 chantiers éligibles aux CEE ont été réalisés chaque mois, contre 2 500 en moyenne l’année précédente. Un volume boosté par le dispositif « coup de pouce »[5], qui s’est traduit par des offres de rénovation à 1€ qui ont su convaincre les particuliers d’isoler leurs combles ou de remplacer leurs chaudières. Effy, un délégataire qui revendique être le « 1er spécialiste de la rénovation énergétique au service des particuliers » a ainsi accompagné 40 000 chantiers d’isolation à 1€ et près d’un millier de Pompes à Chaleur à 1€.
La filière CEE s’est donc mobilisée avec succès pour augmenter les cadences dans un contexte de marché contraint. Cette hausse est toutefois fragile au regard des objectifs fixés par le gouvernement pour la 4e période et pressentis pour la 5e période : pour les atteindre, les obligés, inquiets de cette hausse continue, doivent savoir changer de paradigme.
Des obligés qui pourraient s’imposer premiers de cordée
Tenir les objectifs : un enjeu majeur pour les obligés
Le volume de pénalités en jeu ne laisse aux obligés d’autre choix que de remplir leurs obligations : 32 milliards de pénalités potentielles sur la quatrième période, 5 milliards si le retard actuel se maintient. Ils doivent donc réussir la quadrature du cercle : remplir leurs objectifs, tout en contrôlant les coûts d’acquisition des certificats, dont le report dans les prix de vente de l’énergie pourrait mettre en péril l’acceptabilité sociale du dispositif. Tout cela en anticipant les impacts d’une réduction in fine de la consommation énergétique de leurs propres clients. Pour relever ce défi, ils doivent se donner les moyens de mobiliser un secteur diffus, c’est-à-dire de multiplier les petites actions à une échelle industrielle, pour augmenter le rythme de CEE délivrés chaque mois.
Des leviers de croissance pour les obligés
L’expérience acquise lors des périodes précédentes
Les obligés disposent déjà d’outils pour encourager la réalisation d’économies d’énergies : tous ont mis en place des plateformes d’information sur internet, et la plupart d’entre eux, à l’image de Total, ont noué des partenariats avec les acteurs de la rénovation sur l’ensemble du territoire pour réaliser les travaux obtenus.
Ils disposent notamment d’une marge de croissance dans les programmes d’accompagnement. Ceux-ci sont à l’origine de moins de 20% des CEE délivrés aujourd’hui, et permettent à la fois d’obtenir des CEE et d’inciter les acteurs à engager des actions de rénovation énergétique. Par exemple, EDF finance à hauteur de 30 millions d’euros le programme FEE BAT, qui contribue à accompagner la montée en compétence des professionnels du bâtiment dans le domaine de l’efficacité énergétique.
Du côté de l’offre : intégrer les compétences rénovation
Mettre en place une véritable stratégie industrielle au service de la réalisation d’économies d’énergies signifie aller plus loin dans les partenariats, voire intégrer dans l’entreprise des compétences en matière de rénovation énergétique. Une opportunité pour les obligés de pallier le manque de main d’œuvre dans le secteur, en internalisant le recrutement et la formation de professionnels. Une opportunité, puisque de larges parts du marché de la rénovation de logement restent à saisir : le gouvernement fixe un objectif de 500 000 logements rénovés par an[6], qui est aujourd’hui loin d’être atteint (360 000 logements rénovés en 2019).
Du côté de la demande : une expertise à valoriser
Externaliser la réalisation d’économies d’énergie en rachetant des CEE pour remplir leurs objectifs n’est plus suffisant aujourd’hui, surtout avec la hausse des prix de marché : les obligés ont tout intérêt à mobiliser sérieusement leurs actifs cœur de métier pour suivre le rythme. En mobilisant leurs compétences en matière de relation client, en s’appuyant sur leur présence commerciale sur l’ensemble du territoire et au plus proche des chantiers, et en utilisant le levier de l’image de marque, les obligés doivent être en mesure de convaincre leurs clients avec des offres simples, compétitives et facilement compréhensibles. Au vu des volumes en jeu, les obligés sont légitimes à proposer des offres complémentaires à celles des délégataires et des artisans. Engie s’est par exemple engagée dans cette direction, via sa nouvelle offre « pack chaudière tout inclus » qui intègre le remplacement de la chaudière à un contrat de fourniture d’énergie classique.
Un changement de paradigme nécessaire, aujourd’hui et demain
La quatrième période est un tournant dans l’évolution du dispositif des CEE. Les obligés sont confrontés à un double défi : mobiliser à la fois le secteur diffus et les artisans qui réalisent les travaux d’économies d’énergie. Pour le relever, ils doivent se donner les moyens de changer sérieusement d’échelle et de paradigme, pour faire de la réalisation d’économies une de leurs missions à part entière et orienter leur stratégie industrielle autour des usages de l’énergie de demain.
Cette mutation des obligés est d’autant plus nécessaire que l’ADEME estime que des gisements d’économies d’énergies de plus de 600 TWh cumac par an seraient atteignables en cinquième période : il est donc fort probable que le gouvernement continue d’utiliser le dispositif des CEE pour concrétiser ses ambitions de rénovation énergétique en continuant à augmenter les objectifs de CEE pour la période à venir.
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[1] Emmanuelle Wargon, secrétaire d’Etat auprès de la ministre de la transition énergétique, le 09 janvier 2020
[2] CUMAC provient de la contraction de « cumulé » et « actualisés » car le kWh est ramené à la durée de vie du produit et actualisé au marché. Les kWh cumac sont notés kWhc.
[3] UFC- Que Choisir, février 2018
[4] Fédération Nationale des Travaux publics, citée dans Le Monde, « Quand le BTP crée des emplois par milliers », novembre 2019
[5]Ce dispositif permet aux obligés de bonifier certaines actions d’économies d’énergie, pour lesquels le demandeur de CEE (obligé, délégataire) se sera engagé à octroyer des primes supplémentaires aux ménages, afin de diminuer leur reste à charge lors des travaux.
[6] Loi pour la Transition Energétique et la Croissance Verte