“Plus que dix ans d’énergie nucléaire”, annonce à sa une le quotidien bavarois Süddeutsche Zeitung le 30 mai, au lendemain des négociations entre partenaires de la coalition au pouvoir à Berlin.

Les conservateurs et libéraux se sont mis d’accord sur un arrêt des réacteurs allemands d’ici à 2022. La plupart stopperont leur activité avant 2021 et les plus récents pourront fonctionner encore un an. Les sept réacteurs les plus anciens, mis à l’arrêt temporairement en mars pour répondre à l’inquiétude due à Fukushima, ne seront pas remis en marche.

Neuf mois après l’annonce de la prolongation de la vie de ses dix-sept centrales, la volte-face de la coalition menée par Angela Merkel correspond quasiment à un retour au calendrier fixé au début des années 2000 par la coalition sociaux-démocrates/Verts alors au pouvoir.

Cette décision unilatérale et inattendue de l’Allemagne de se priver de ce qui représente aujourd’hui 22% de son énergie électrique inquiète ses voisins. Mais que reste-t-il de la politique énergétique européenne ?

A Munich, le journal tente de devancer les critiques sur l’unilatéralisme de la décision et sa dangerosité pour l’industrie allemande et européenne : “Il est temps de comprendre la fin du nucléaire comme une chance, et non pas uniquement comme une privation, comme un poison pour l’industrie, ou comme un bizarre cavalier seul en plein milieu d’une économie internationale propulsée par le nucléaire. La sortie [du nucléaire] offre d’énormes chances si elle est comprise comme une reconversion, comme une entrée dans l’ère solaire potentiellement gratifiante sur le plan économique. Si on aborde la chose correctement, l’Allemagne sera l’avant-garde d’un tournant que chaque nation de la terre devra effectuer à cause des limites de la planète. Un tournant qui en finit non seulement avec les centrales en Allemagne, mais avec les énergies fossiles tout simplement.” La décision allemande ne serait pas qu’une réaction à Fukushima mais un choix stratégique industriel amorcé dans les années 1990. Le pays abandonne le nucléaire pour mieux se concentrer sur son avantage dans les technologies vertes et les énergies renouvelables, notamment dans le solaire et l’éolien.

Ce débat sur le nucléaire affecte différemment les pays selon l’importance du nucléaire dans leur mix énergétique et leur industrie mais la majorité des européens sont concernés. En effet, la plupart des pays de l’UE exploitent des centrales nucléaires. En Europe, 17 pays exploitaient en 2009 des réacteurs. Si on enlève la Suisse et l’Allemagne, une dizaine de pays comptent encore sur le nucléaire pour couvrir un peu moins de 20% de l’électricité européenne.

Face aux difficultés rencontrées dans les centrales nucléaires nippones après le séisme, plusieurs pays européens s’interrogent. En Europe, la décision allemande est pour le moment la plus spectaculaire mais elle risque ne pas rester longtemps exceptionnelle. La Suisse, non membre de l’UE, a suspendu ses projets de renouvellement de centrales nucléaires, en l’attente d’éventuelles “normes plus strictes”. Aux Etats-Unis, où aucune centrale nucléaire n’a été construite depuis l’accident de Three Miles Island, le nucléaire souffre de problèmes liés à la gestion des responsabilités et à l’augmentation des coûts d’assurance.

En France, le ministre de l’énergie, Eric Besson, réaffirme dans Libération la place prépondérante du nucléaire pour répondre aux défis énergétiques et climatiques à l’échelle mondiale. “Notre monde ne pourra pas se passer du nucléaire au XXIe siècle.” Il rappelle surtout son importance pour l’industrie à l’échelle nationale : “En France, les activités de maintenance et de renouvellement de nos 58 réacteurs représentent dans les prochaines années plusieurs milliards d’euros de chiffre d’affaires pour Areva, Alstom et l’ensemble de la filière industrielle. […] Les deux principaux marchés à l’exportation, la Chine et l’Inde, représentent des débouchés majeurs. […] Notre filière nucléaire est un atout industriel majeur pour la France.

Le ministre, en soulignant l’importance du nucléaire pour le rayonnement de la France dans l’industrie énergétique mondiale, rejoint les déclarations du président d’EDF, Henri Proglio, au Monde à l’occasion du dévoilement des orientations stratégiques devant l’assemblée générale du groupe, réunie mardi 24 mai : “En 2020, EDF doit être le premier électricien mondial, capable d’aller chercher la croissance où elle se trouve. Par croissance organique, nous visons 200 gigawatts (GW) de capacités (contre environ 150 actuellement) : 50 % dans le nucléaire, 25 % dans le thermique (gaz, charbon), 25 % dans l’hydraulique et les autres énergies renouvelables

Angela Merkel, José Manuel Barroso, et Nicolas Sarkozy posent pour la photo de famille à Bruxelles ©Reuters
Angela Merkel, José Manuel Barroso, et Nicolas Sarkozy posent pour la photo de famille à Bruxelles ©Reuters

Alors ? Cette décision unilatérale peut-elle relancer la conscience de la nécessité d’une politique européenne, ou bien, au moins, d’une “coopération structurée permanente” comme c’est le cas pour la production d’armement ? Ou les intérêts nationaux, politiques et surtout industriels, sont-ils trop importants pour que le dialogue reprenne ?

Tout d’abord, il faut souligner que cette décision sans aucune concertation avec les autres Etats membres de l’Union européenne est un droit garanti par le traité de Lisbonne puisque celui-ci affirme que les mesures prises par l’UE « n’affectent pas le droit d’un Etat membre de déterminer […] son choix entre différentes sources d’énergie » (article 194). D’ailleurs, la France en a fait de même lorsqu’elle n’a pas demandé l’avis de ses partenaires européens avant d’entamer la construction du réacteur nucléaire de Flamanville.

Ensuite, les Européens sont, par essence, voisins et comme Tchernobyl l’a souligné, tous les pays du continent partagent les risques nucléaires. Une politique commune de sûreté est donc indispensable comme l’a rappelé, au lendemain de la catastrophe japonaise, le ministre autrichien de l’Environnement Nikolaus Berlakovitch, dont le pays refuse l’énergie de l’atome. Il a réclamé à Bruxelles des vérifications sur toutes les centrales européennes. “Nos voisins misent tous sur l’énergie nucléaire “, a-t-il déploré, “nous, nous réclamons la sécurité maximale pour la population autrichienne et tous nos voisins doivent pouvoir la garantir à leurs propres populations.” L’Autriche, qui a rejeté le nucléaire en 1978, “veut des tests de résistance pour les centrales nucléaires en Europe et cela doit avoir lieu rapidement”, a-t-il réclamé. Ces “stress test” sur les 143 réacteurs nucléaires de l’Union ont débuté le 1er Juin 2011 selon des critères définis à l’échelle européenne.

De plus, si les Etats membres sont libres de déterminer leur mix énergétique, ils s’engagent mutuellement à réduire leurs émissions de CO2 pour respecter les orientations de l’Union européenne et le protocole de Kyoto : une diminution de leurs émissions de 20 % d’ici à 2020 et, au-delà, une division par quatre ou cinq d’ici à 2050.

German-power-switch

Enfin, même si l’Allemagne décide de se passer de ses partenaires pour décider de sa stratégie énergétique, elle aura besoin de ses voisins pour réaliser avec succès ce tournant. Et c’est là qu’intervient le 3e sujet de coopération : les échanges transfrontaliers. La patronne du Medef souligne que l’Allemagne pourrait jouer le “passager clandestin”, en stoppant ses centrales mais en continuant à importer de l’électricité provenant des centrales des pays voisins. En effet, d’ici à se passer de nucléaire en 2022 en augmentant drastiquement son recours aux énergies renouvelables et aux centrales à charbon et à gaz, le pays ne peut traverser la décennie sans recourir aux importations afin d’équilibrer son réseau. C’est déjà le cas depuis la fermeture des sept premières centrales en Mars. En 2010, d’après les chiffres de Réseau de transport d’électricité (RTE), la France a exporté 9,4 térawattheures (TWh) en Allemagne, tandis que l’Allemagne exportait 16,1 TWh vers la France. Mais les chiffres se sont inversés depuis le début de l’année : en Avril 2011, le solde exportateur français était de 509 MWh. Et avec l’augmentation de l’usage des EnR en Allemagne, par nature plus aléatoire, les échanges entre les pays aux mix énergétiques différents ne vont surement pas diminuer, comme c’est le cas actuellement entre le Danemark éolien et la Suède hydraulique.

C’est là où la problématique du prix devient incontournable. Avec les installations d’appoint nécessaires pour les périodes sans vent ou sans soleil et avec des réseaux électriques suffisamment renforcés, le coût de l’électricité renouvelable pourrait atteindre selon certains experts de 100 à 400 euros le mégawattheure (MWh). Bien plus que les actuels 40 à 50 euros/MWh que coûte l’électricité nucléaire. Même si le prix du nucléaire français est renchéri par la maintenance renforcée par le prolongement du parc, l’intégration de nouvelles normes de sûreté et le démantèlement des centrales les plus anciennes, l’électricité pourra couter bien plus cher dans les pays non nucléarisé. Le renversement des courbes ne pourra arriver qu’avec la baisse du prix des énergies renouvelables du fait des économies d’échelle et d’une plus grande efficacité n’interviendra surement pas dans la prochaine décennie.

Cette montée des prix aura surement des conséquences sur la facture des ménages et des entreprises même si le plan allemand prévoit un important volet sur les économies d’énergie pour compenser cette augmentation unitaire.  Elle aura également des conséquences sur l’unification du marché de l’énergie européen. Sur un marché où les échanges seraient libres et concurrentiels, le prix serait déterminé par les coûts de production les plus élevés. La stratégie allemande aurait donc de forte conséquence pour l’économie française (à supposer que le gouvernement français libéralise totalement les tarifs) ! Or, pourquoi donc le marché de l’énergie devrait-il être unifié si, pour des raisons politiques, les coûts de production sont très différents ? Autrement dit, pourquoi unifier l’économie si l’on unifie pas la politique et les stratégies industrielles ?

Lignes à Haute Tension ©RTE
Lignes à Haute Tension ©RTE

La décision allemande nous contraint donc à repousser la vision d’un marché unique de l’énergie (c’est à dire aux prix convergents), pour privilégier d’autres formes de coopérations très pragmatiques. L’Union européenne va devoir trouver les bonnes modalités de collaboration sur les sujets énergétiques comme la sûreté nucléaire, le renforcement et la modernisation des réseaux, la sécurité d’approvisionnement, la recherche et le développement de nouvelles technologies et la coopération avec les pays tiers, avec des projets comme Desertec par exemple.

La coopération politique sur l’énergie n’est d’ailleurs pas abandonnée. Eric Besson a demandé lundi, que l’ensemble des ministres européens chargés de cette question se prononcent lors d’une réunion de concertation “pour essayer d’évoquer les conséquences des décisions nationales que chacun d’entre nous peut être amené à prendre”. Auparavant, son homologue belge, Paul Magnette, allait déjà dans le sens d’une concertation européenne. Tout en déclarant regretter “une décision complètement unilatérale, sans aucun débat européen ni information des partenaires”