La crise sanitaire va-t-elle être permettre de passer à l’action sur le climat ? C’est le souhait d’une part grandissante de l’opinion, qui entend conditionner les efforts massifs de relance vers des investissements responsables.

Symbole de l’économie du tout-pétrole, certaines majors[1] n’ont pas attendu cette crise pour déclarer qu’elles intégraient la dimension environnementale dans leur stratégie. Aujourd’hui, elles se définissent plus volontiers comme « énergéticiens du XXIème siècle » ou « major responsable », afin de trouver leur place dans l’économie de demain. Ces mastodontes se doivent de réussir une transformation profonde de leur modèle, au risque sinon de disparaître avec l’ancien monde. Quelles sont leurs ambitions sur le climat ? Sont-elles suffisantes ? Réalisables et financées ?

Des émetteurs majeurs de gaz à effet de serre

Les émissions de gaz à effet de serre (GES), dont le CO2 est le plus connu et le plus largement émis, sont la principale cause du réchauffement climatique. Le plafonnement puis la réduction de ces dernières au niveau mondial est une condition sine qua non pour atteindre les objectifs fixés lors des Accords de Paris : limiter l’élévation de la température à 1,5°C en 2050 et atteindre la neutralité « climatique »[2] dans la seconde moitié du XXIème siècle.

Afin de réguler l’émission de ces GES, il a été nécessaire de se doter d’un cadre réglementaire permettant leur évaluation. Ce fut fait à la fin de l’année 2018, avec l’apparition des normes ISO-14064, encadrant la quantification des émissions de GES. Celles-ci établissent 3 périmètres distincts[3] et complémentaires afin d’évaluer les émissions. Ces trois périmètres (ou scopes) sont représentés dans le schéma ci-dessous :

En 2018, les émissions de GES des scopes 1 et 2 des majors pétrolières représentaient plus de 400 millions de tonnes d’équivalent CO2[4], soit plus de 1 % des émissions mondiales. Mais ce qui différencie les compagnies pétrolières d’autres entreprises en termes d’émissions, ce sont surtout leurs produits finis, au premier rang desquels le pétrole raffiné sous ses différentes formes (essence, kérosène etc.). Sa combustion est l’une des sources principales d’émissions de GES au monde. Or ces émissions, qui font partie du scope 3, sont difficiles à quantifier pour l’ensemble des majors. Toutes les compagnies ne considèrent pas exactement le même périmètre, voire se refusent à les mesurer, à l’instar d’ExxonMobil. Néanmoins, pour les majors dont les données sont disponibles, les émissions du Scope 3 représentent généralement entre 5 et 10 fois le volume des émissions de GES des deux premiers scopes

Pour un producteur de pétrole, le passage du scope 2 à 3 est donc un changement d’échelle radical. C’est pourtant bien là que ce concentre l’essentiel de la question climatique, enjeu que les majors ne veulent pas porter à elles seules : à juste titre, elles affirment qu’elles ne font que répondre à une demande de la société, dont le choix du modèle de croissance « carbonée » n’est pas de leur ressort. Difficile pour autant de s’exonérer de toute responsabilité, et devant l’évolution des consciences face à l’enjeu climatique, les majors pétrolières ont entamé une transformation en activant 3 leviers :

  1. Diversifier leur portefeuille d’actifs vers l’électricité et le gaz, moins émetteurs ;
  2. Acquérir des acteurs du renouvemable ou des technologies de la transition énergétique, à l’image de Total qui a acheté le fournisseur de batteries SAFT en 2016 et a depuis multiplié les acquisitions dans le domaine ;
  3. Participer à des initiatives diverses afin de démontrer leur prise de conscience environnementale : citons par exemple l’Oil & Gas Climate Initiative, qui regroupe 13 compagnies pétrolières et gazières depuis 2014.

Malgré ces changements, les majors restent très souvent pointées du doigt, et certaines semblent s’engager dans ce qui prend parfois la forme d’une course à la communication : Repsol fut la première major à annoncer, en décembre 2019, vouloir atteindre la neutralité carbone avant 2050 ; BP et Total affichèrent la même ambition quelques mois plus tard. Mais derrière ces annonces, les objectifs des majors en la matière sont multiples, pluriels et hétérogènes. Se pose alors une question simple mais décisive : quels sont les objectifs qui contribuent réellement à limiter l’élévation de la température sur Terre ?

La neutralité carbone, un objectif ambitieux ou une chimère pour une major “pétrolière” ?

Pour le comprendre, il faut se pencher sur les critères qu’un objectif carbone peut remplir. On distingue principalement 3 types d’ambition :

  1. Cibler les émissions et non la production d’énergies décarbonées, avec comme contre-exemple un objectif uniquement sur le développement dans l’éolien (qui ne donne aucune garantie sur les émissions carbones…) ;
  2. Considérer l’ensemble des types d’émissions de gaz à effet de serre, en premier lieu le CO2, mais aussi par exemple, le méthane.
  3. Garantir une réduction des émissions nettes grâce à des objectifs ayant des limites finies, contrairement par exemple à un objectif d’intensité carbone.

Pour un même scope, un objectif d’intensité carbone reste moins ambitieux qu’un objectif de neutralité carbone, qui implique une baisse des émissions :

Par ailleurs, à côté de ces 3 ambitions, il faut en plus s’attacher au périmètre considéré par un objectif. Ce périmètre est tout d’abord opérationnel : une entreprise considère-t-elle l’ensemble de ses activités ou des actifs avec lesquels il existe un lien économique [5] ? A cette question, chaque major pétrolière apporte une réponse différente mais aucune d’entre elles ne considère l’ensemble des actifs pouvant lui être rattaché. De ce fait, le deuxième axe véritablement différenciant est celui des périmètres d’émissions considérées, reprenant la nomenclature des 3 scopes.

En fonction de ces différents paramètres, on peut ainsi classer les différents niveaux d’ambition affichés par les majors pétrolières :

A l’heure actuelle, Repsol dispose de l’objectif le plus ambitieux, en souhaitant atteindre la neutralité carbone en 2050 tout en considérant les émissions des scopes 1 + 2 + 3. Pour ce faire, la compagnie a défini des paliers intermédiaires à atteindre afin de se construire une trajectoire pour atteindre sa cible[6]. D’un point de vue global, toutes les majors européennes, sûrement poussées à s’aligner sur l’objectif de neutralité carbone de l’UE[7], sont en avance par rapport à leurs homologues américaines, qui ne vont ni sur le terrain de la neutralité carbone, ni sur le scope 3.

Cet objectif européen, plus ambitieux que les Accords de Paris, reprend les conclusions du rapport du GIEC sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5°C[8], estimant que la neutralité carbone doit être atteinte en 2050.

En ce sens, seule Repsol semble à date en adéquation avec les objectifs pour limiter le réchauffement climatique, tels que définis par le GIEC.

Les moyens de leurs ambitions

Dans un monde qui dépend essentiellement du pétrole et de ses dérivés, il est difficile de penser que l’ensemble des émissions de GES peuvent être évitées à un horizon 30 ans. De fait, la neutralité carbone ne peut être atteinte que par la conjonction de deux actions : la réduction des émissions pouvant être évitées et l’augmentation des émissions négatives, c’est-à-dire du captage d’émissions.

Les principaux leviers des majors pétrolières en matière de réduction d’émissions sont :

  • L’amélioration de l’efficacité énergétique (par exemple réduction du torchage[9], dont l’impact pour l’ensemble du secteur pétrolier représentaient les émissions de 77 millions de voitures en 2015[10]) afin de réduire les émissions directes (Scope 1).
  • Le développement de l’énergie bas carbone comme l’électricité renouvelable ou le gaz (énergie fossile la moins émissive), pouvant faciliter la transition avec les énergies fossiles tout en répondant aux besoins énergétiques. Cela permet de réduire les émissions énergétiques indirectes (Scope 2) mais également les autres émissions indirectes (Scope 3) en mettant de l’énergie bas-carbone à disposition de l’écosystème économique global.
  • Le développement de produits de substitution aux dérivés du pétrole comme par exemple les biocarburants (Scope 3).

Ces trois leviers, matures, sont au cœur des nouvelles stratégies des majors visant la neutralité carbone et transforment dès à présent leur modèle d’activité traditionnel. La réduction d’émissions de GES doit représenter la grande majorité de l’effort dans le but d’atteindre la neutralité carbone.

A l’inverse, le développement des émissions négatives, pour être pertinent et réaliste, ne doit ambitionner de ne compenser que les émissions ne pouvant être évitées, pour des raisons techniques ou économiques. Le financement de puits de carbone naturels, avec en premier lieu les forêts, doit permettre de compenser celles dont la captation avant l’émission dans l’atmosphère est impossible.

Les technologies de captage artificiel ne sont pas encore matures, bien que les premières expérimentations à l’échelle industrielle soient lancées avec notamment le projet Northern Lights : financé par Shell, Total et Equinor à hauteur de 620 millions d’euros, il a pour objectif de pouvoir stocker annuellement 1,5Mt de CO2 sous la mer[11]. Le début du projet est prévu pour 2024 et l’horizon temporel de la technologie peut dès lors interroger par rapport aux échéances climatiques. Néanmoins cela reste le meilleur palliatif dans le cas des émissions liées à un élément dont la production dépend de dérivés pétroliers faute de substitut ou processus « vert » de synthèse à grande échelle (comme c’est le cas pour de nombreux médicaments, comme le paracétamol…).

***

En synthèse, on note que les majors pétrolières disposent des outils et des leviers pour garantir une transition écologique de leurs activités. Certaines se sont déjà dotées de plans très ambitieux en la matière : Repsol, la plus avancée, s’engageant en des termes proches de ceux réclamés par le GIEC. Néanmoins, demander à ces entreprises d’être des hérauts du zéro carbone serait leur faire reposer l’ensemble de la responsabilité. C’est la mutation profonde de l’économie actuelle (tarification carbone, investissements durables fléchés dans les plans de relance post-Covid-19, accords internationaux, etc.) qui doit modifier l’équation économique proposée par nos sociétés et sur laquelle reposent les stratégies et la viabilité des majors pétrolières. Le véritable virage zéro carbone pour les majors pétrolières ne se fera qu’en accompagnant ce mouvement général.

[1] On entend par majors pétrolières : Total, BP, Shell, Repsol, ExxonMobil, Chevron, ConocoPhillips et ENI. Les compagnies étatiques ne sont pas considérées dans cet article, car elles répondent à des logiques différentes (notamment les contraintes d’exploitation des ressources de leur pays d’origine).

[2] Qu’est-ce que l’Accord de Paris ?, United Nations Climate Change

[3] Bilan GES, ADEME

[4] Les émissions de l’ensemble des gaz à effet de serre autres que le COsont convertis en équivalent CO2 afin de garantir une analyse globale des émissions de GES.

[5] Produits vendus, produits raffinés pour le compte d’un tiers, produits d’exploitations non-opérées, sociétés dans lesquels la compagnie détient une participation etc.

[6] Repsol prévoit de réduire ses émissions de GES de 10 % en 2025, de 20 % en 2030, et de 40 % en 2040

[7] Neutralité carbone, un accord sans la Pologne pour 2050, Toutel’Europe.eu, décembre 2019

[8] Global Warming of 1.5°C, GIEC, 2018

[9] Brûlage, par des torchères des rejets de gaz naturel lors de la production et l’exploitation du pétrole

[10] Plusieurs pays et compagnies pétrolières décident de mettre fin au torchage de gaz systématique, La Banque Mondiale, avril 2015

[11] Total, Shell et Equinor investissent ensemble dans un projet de captage de CO2, Le monde de l’énergie, 17 avril 2020