63% : c’est la part des dirigeants d’entreprise qui pensent que l’Intelligence Artificielle (IA) aura un impact plus prononcé que la révolution de l’Internet sur notre économie[1]. C’est dire les changements qu’implique son développement à grande échelle. L’IA suscite pourtant de nombreuses questions tant ses contours restent flous dans l’esprit du grand public. Dans un rapport portant sur les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle[2], la CNIL la qualifiait de « grand mythe de notre temps », qui sous « ses avatars tour à tour fascinants ou inquiétants, (dit) sans doute plus de nos fantasmes et de nos angoisses que de ce que sera notre monde demain. »

Marvin Minski, l’un des pionniers de l’intelligence artificielle, la définit comme « la science qui consiste à faire faire aux machines ce que l’homme ferait moyennant une certaine intelligence. » Les premières applications faisant appel à l’IA remontent aux années 1950, mais celle-ci est désormais entrée dans une nouvelle ère avec l’émergence des algorithmes d’apprentissage automatique. Auparavant, le développeur programmait une suite d’instructions aboutissant au résultat attendu. Désormais, c’est la machine elle-même qui définit les instructions à partir de données d’entrée, sans que la logique sous-jacente à ces instructions soit nécessairement appréhendable par l’homme qui conçoit la machine. « Alimentés » par des données toujours plus nombreuses, ces algorithmes offrent une puissance d’action inédite qui trouve déjà de multiples terrains d’application, par exemple pour orienter des centaines de milliers de bacheliers dans leurs études supérieures – c’est Parcoursup -, ou pour proposer à des personnes malades des parcours thérapeutiques individualisés.

Les secteurs de l’énergie et des mobilités n’échappent pas à cette révolution : l’intelligence artificielle apporte en effet la promesse de services plus innovants pour les utilisateurs tout en favorisant une gestion optimisée des infrastructures industrielles des opérateurs. Ces opportunités ne doivent néanmoins pas occulter les défis – techniques, organisationnels, éthiques – qui pose l’IA, en particulier pour les acteurs de l’énergie et des mobilités, et qui appellent des réponses… humaines.

Avec l’intelligence artificielle, de nouveaux services dans l’énergie et les mobilités

Sans que nous en ayons toujours conscience, l’intelligence artificielle fait déjà partie de notre quotidien. Les moteurs de recherche que nous utilisons en constituent l’une des expressions les plus répandues… et la tendance va encore s’accentuer avec la digitalisation croissante des usages domestiques liée au développement des objets connectés. Les gestionnaires d’énergie (ou « box énergie ») sont une application concrète de ce que peuvent proposer les acteurs de la domotique. Ces gestionnaires sont en mesure de traiter différents paramètres pour proposer au consommateur la configuration qui lui convient le mieux, au regard du prix de l’énergie, de ses heures de présence, de ses préférences en matière d’éclairage ou de chauffage… La nouveauté avec l’IA, c’est que le gestionnaire apprend des préférences du consommateur pour lui proposer une configuration optimisée… avec un niveau de confort et d’économies potentiellement plus élevé que si l’utilisateur avait paramétré lui-même ses appareils. Et si celui-ci a une question, il pourra obtenir une réponse rapide de son fournisseur via un chatbot, lui-même régi par l’intelligence artificielle.

Mais c’est dans les transports que l’impact de l’IA se fait le plus significatif. Dans un contexte de hausse continue des mobilités et de concentration des activités dans les villes, l’intelligence artificielle propose des solutions d’optimisation des flux de marchandises et de personnes pour décongestionner l’espace public et les réseaux de transports, et en réduire l’empreinte écologique. Elle favorise l’émergence de la « Mobility as a service » qui consiste, pour les opérateurs, à proposer à leurs clients des solutions de mobilités intégrées permettant d’aller d’un point A à un point B en utilisant si nécessaire plusieurs moyens de transports. L’Intelligence artificielle permet en effet d’optimiser le trajet proposé en identifiant la solution la plus adaptée pour le voyageur, en apprenant de tous les voyages réalisés précédemment.

Autre service en plein essor : le véhicule autonome. Celui-ci constitue l’une des expressions les plus prometteuses de ce que l’IA apporte aux nouvelles mobilités. Plus de 80 milliards de dollars ont déjà été investis dans les véhicules autonomes[3], aussi bien par les acteurs traditionnels de l’automobile que par de nouveaux entrants comme Alphabet ou Alibaba. Grâce aux capteurs et caméras qui équipent désormais le véhicule, l’IA transforme toutes les informations reçues en « aides à la conduite » (ou ADAS pour Advanced Driver Assistance Systems), par exemple pour éviter un obstacle, freiner face à un sens interdit ou envoyer un signal lorsque le « conducteur-passager » donne des signes de fatigue.

L’IA pour une meilleure exploitation des infrastructures industrielles

Pour les opérateurs de l’énergie et des mobilités, l’intelligence artificielle ne constitue pas seulement un levier pour développer des services innovants. Elle est également un moyen d’optimiser les grandes infrastructures qui caractérisent ces industries : réseaux d’énergie et de transports, centrales de production d’énergie, flottes de véhicules… L’objectif est d’optimiser la disponibilité de l’infrastructure et de rationaliser les investissements grâce à l’exploitation des informations remontées par des capteurs.

Gestionnaire de près d’1,5 million de kilomètres de réseau de distribution d’électricité en France, Enedis développe actuellement des outils basés sur l’intelligence artificielle en exploitant les données transmises par le réseau – en particulier celles issues des compteurs Linky. Ces données permettent de constituer une « base d’apprentissage » à partir de laquelle un algorithme va pouvoir reconnaître un risque de dysfonctionnement. Une fois ce risque identifié, le gestionnaire de réseau sera en mesure de dépêcher une équipe pour réaliser une opération de maintenance prédictive, améliorant ainsi la qualité de service pour les clients tout en optimisant les investissements.

Dans le domaine de la production d’énergie également, l’intelligence artificielle garantit un haut niveau de disponibilité des infrastructures de production. L’entreprise Sunibrain a par exemple développé une solution permettant de rationaliser le déclenchement de l’arrosage automatique de panneaux photovoltaïques : celui-ci se déclenche en fonction d’une multitude de facteurs comme le prix de l’électricité, la disponibilité des ressources en eau issue des précipitations, la température des panneaux photovoltaïques qui doit être maintenue autour de 20°C pour améliorer le rendement de l’installation…

Autre domaine où les apports de l’IA vont être très importants : la mobilité électrique. Comme le précise le rapport du mathématicien et député Cédric Villani consacré à la question[4], « l’IA est au cœur de l’optimisation des ressources et des cycles de recharge des batteries au vu des usages, du déploiement des bornes de recharge, et du pilotage de l’exploitation du réseau électrique avec les fournisseurs. » L’intelligence artificielle permet de déclencher la recharge du véhicule au moment le plus adéquat, à la fois pour le conducteur selon ses habitudes et éventuelles contraintes, mais également pour le système électrique dans son ensemble – comme nous le montrions récemment dans un article dédié à cette question. La start-up hollandaise Jedlix, associée à trois fournisseurs d’électricité français, a par exemple développé un algorithme pour déclencher la recharge de la voiture électrique en intégrant les besoins du conducteur et le prix de l’électricité. Ce service contribue à l’équilibre du réseau et est donc rémunéré par le transporteur d’électricité RTE.

 

Trouver des réponses « humaines » aux défis soulevés par l’IA

A la lumière de ces exemples, l’intelligence artificielle apparaît comme un nouvel eldorado. Porteuse de nombreuses promesses, elle soulève néanmoins trois grands défis auxquels les opérateurs d’énergie et de transport doivent trouver des réponses, en comptant bien, cette fois-ci, sur l’intelligence humaine.

Le premier défi est celui qui consiste à lever les verrous technologiques qui entravent encore le développement de nombreuses applications basées sur l’IA. Une grande partie de la réponse réside dans les investissements en recherche et développement. Ces derniers doivent néanmoins aller de pair avec la mise en place d’un cadre juridique qui favorise l’utilisation des données, et donc l’innovation… sans pour autant remettre en cause la nécessaire protection des données des utilisateurs.

Le second défi est celui de l’adaptation des organisations aux enjeux de l’IA. Cette problématique d’organisation est très généralement sous-estimée par les acteurs économiques, estime le rapport Villani. L’intelligence artificielle implique notamment qu’une gouvernance de la donnée soit mise en place au sein des entreprises, de façon transverse aux organisations en place, pour veiller au bon équilibre entre valorisation et protection des données. Dans son projet d’entreprise « Impulsion et Vision 2025 », RTE a bien identifié ce besoin en prévoyant la mise en place d’une démarche interne globale autour de l’IA.

Enfin, le dernier, et sans doute plus grand défi de l’IA, c’est celui de la maîtrise de son impact écologique. La consommation électrique du secteur numérique croît de près de 10% par an dans le monde et la part des émissions de gaz à effet de serre qui en découlent est passée de 2,5% à 5% des émissions mondiales entre 2015 et 2020. Le secteur du numérique exerce également une pression sur l’utilisation de métaux rares auquel le développement accéléré de l’intelligence artificielle contribue. L’IA porte en elle des éléments de réponse pour optimiser l’utilisation des ressources et protéger les écosystèmes, mais encore faut-il qu’une impulsion « humaine » soit donnée en ce sens.

Ces défis montrent bien que l’intelligence artificielle ne doit pas être perçue et mise en œuvre comme un processus ex nihilo, déconnecté des réalités humaines. Elle se déploie au contraire dans un cadre traversé par des questionnements organisationnels, juridiques et éthiques en vue d’atteindre des objectifs définis par un collectif – optimisation des ressources, nouveaux services… Tout ce qui, en somme, fonde une société humaine.

[1] Annual Global CEO Survey 2019, PwC

[2] « Comment permettre à l’homme de garder la main ? Les enjeux éthiques des algorithmes et de l’intelligence artificielle », CNIL, décembre 2017

[3] Gauging investment in self-driving cars, octobre 2017, Brookings Institute

[4] Cédric Villani, « Donner un sens à l’intelligence artificielle. Pour une stratégie nationale et européenne », 2018