1,2 milliard de personnes dans le monde vivent actuellement sans accès à un réseau électrique, principalement en Afrique subsaharienne et en Asie, limitant ainsi le développement économique, l’accès à l’éducation, à la santé et aux services de base.

En Afrique en particulier, les inégalités sont criantes. Selon la Banque Mondiale, 62 % des Africains de la région sub-saharienne habitent dans des zones rurales avec peu d’accès aux réseaux électriques. Les tarifs pratiqués en Afrique sont par ailleurs parmi les plus élevés de la planète, en parité pouvoir d’achat (en moyenne 13-14 centimes d’euro le kilowattheure). Ainsi, selon le président de la Banque africaine de Développement (BAD), « une femme vivant dans un village au nord du Nigeria dépense environ 60 à 80 fois plus par unité d’énergie qu’un habitant de New York ou de Londres ».

Les organisations engagées pour le développement de l’Afrique ont depuis longtemps pris conscience de cet handicap. De nombreux programmes ont été mis en place, afin de proposer des solutions et des financements. Parmi les plus récents, on peut par exemple citer un « Nouveau Pacte pour l’énergie en Afrique », annoncé lors de la COP 21 à Paris. Ce pacte a comme objectifs principaux d’augmenter les connexions et les capacités raccordées au réseau, mais aussi la production hors réseau et l’accès à l’énergie propre.

Mixer les solutions

A l’image de ce Pacte signé en 2016, les bailleurs de fond internationaux[1] prônent, depuis plusieurs années, la mise en œuvre d’un mix de solutions afin de favoriser l’électrification rurale en Afrique. Il s’agit à la fois d’étendre les réseaux traditionnels et de développer des solutions off-grid (littéralement « hors le réseau principal »), que ce soit en créant des microgrids ou en proposant des systèmes individuels. Ce mix est indispensable, car chaque solution présente des avantages et des inconvénients et aucune ne peut aujourd’hui répondre à l’ensemble des situations et besoins d’électrification.

L’extension des réseaux traditionnels centralisés constitue une première solution, en particulier dans les zones urbaines. Ce choix a l’avantage d’apporter de l’électricité avec une puissance suffisante pour des activités industrielles, mais il serait bien trop coûteux et peu rentable à mettre en œuvre sur tout le territoire. Le niveau des pertes techniques et non techniques est en effet très élevé en Afrique (entre 10 et 40%), sans compter les distances très importantes à parcourir. Les investissements nécessaires pour raccorder ces territoires gigantesques seraient démesurés. A ces obstacles techniques, s’ajoutent par ailleurs les problèmes de corruption et des mouvements sociaux récurrents qui n’aident pas à donner confiance aux investisseurs et à rendre rentable l’activité des gestionnaires nationaux de réseaux.

Pour répondre au défi de l’électrification, des solutions complémentaires se sont donc développées de manière déconnectée du réseau, qu’elles soient à l’échelle d’un foyer (systèmes domestiques off-grid) ou d’une petite communauté (microgrids ou mini-réseaux). Parmi les 315 millions d’Africains qui auront accès à l’électricité d’ici à 2040 dans les zones rurales, le rapport 2017 de l’African Progress Panel estime ainsi que « 30 % seulement seront raccordées aux réseaux nationaux, tandis que la plupart disposeront d’électricité grâce aux installations à usage domestique hors réseau ou aux mini-réseaux ».

L’off-grid individuel, graal ou mirage ?

Les solutions individuelles développées hors réseau consistent généralement à louer ou à vendre à des foyers non connectés au réseau des kits prêts à l’emploi afin de leur apporter l’électricité de base. On trouve ainsi :

  • des pico photovoltaïques (lanternes et systèmes multi-lumières, pouvant permettre la recharge d’un téléphone portable) ;
  • des systèmes solaires plug-and-play alimentant généralement plusieurs lumières et des appareils écoénergétiques, ;
  • des systèmes composés d’éléments indépendants, tels que des modules PV, des batteries et des lampes.

Selon les chiffres publiés le 21 janvier dans l’édition 2018 du rapport de Lighting Global[2], un programme mis en place par la Banque mondiale, le marché de l’off-grid a connu ces dernières années une croissance « impressionnante ». En 2017, 73 millions de ménages, soit plus de 360 millions de personnes, ont ainsi pu avoir un meilleur accès à l’électricité et à la lumière. Des dizaines d’entreprises, souvent des start-up américaines et européennes, se sont lancées dans la diffusion de ces solutions off-grids et ont permis d’améliorer les conditions de vie domestiques (éclairage, recharge de téléphone, radio, télévision…).

Ce modèle souffre cependant de plusieurs limites, la principale étant qu’il ne permet pas de raccorder des usages productifs, et donc n’a pas d’impact sur le développement économique des régions concernées, d’autant que ces kits sont généralement conçus et fabriqués à l’étranger (la valeur ajoutée locale se limitant à la distribution). Une image utilisée par Tristan Kochoyan, entrepreneur engagé sur l’off-grid et fondateur de la start-up Power:On, est à ce titre particulièrement parlante : « Dire qu’on fait de l’accès à l’électricité en distribuant ces kits, c’est un peu dire “je fais de l’accès à la santé” en distribuant des pansements (…) C’est une solution de transition (…), mais elle ne permettra pas aux villages de se développer ».

L’euphorie initiale autour de l’off-grid retombe ainsi aujourd’hui. Plusieurs rapports notent des investissements en baisse sur 2017 par rapport aux années précédentes. Peu d’entreprises déclarent actuellement des bénéfices, alors que la compétitivité des prix ne fait que s’intensifier. Les investisseurs sont donc de plus en plus conscients que ces entreprises ne peuvent pas viser exclusivement les populations aux revenus les plus faibles pour être financièrement viables. La majorité des efforts se concentrent donc actuellement sur les zones où les revenus sont plus élevés, comme les zones périurbaines, à contre-courant des objectifs initiaux d’électrification des zones les plus rurales.

Les micro-grids : une solution encore trop peu utilisée

Autre solution du mix mis en avant pour accélérer l’électrification rurale, les microgrids sont des réseaux miniatures, permettant de gérer de façon plus flexible et plus fiable la production et la consommation d’un petit nombre d’utilisateurs. Encore rares en Afrique, les mini-réseaux existants sont alimentés au diesel ou par des sources d’énergie renouvelable (panneaux photovoltaïques, éoliennes et petits groupes hydrauliques). Ils sont associés à une batterie permettant de gérer l’intermittence et les écarts production/consommation. Un groupe électrogène peut également être utilisé en back-up pour éviter un surdimensionnement des autres moyens de production et de stockage.

La construction d’un mini-réseau est particulièrement adaptée pour répondre aux besoins d’un village dans son ensemble, disposant d’une centrale de production. Il fonctionne exactement comme un réseau classique mais en plus petit : l’électricité y est vendue aux clients raccordés. Ces systèmes présentent deux avantages principaux : autonomes, ils peuvent toutefois se raccorder assez facilement au réseau national ; d’une certaine taille, ils sont dimensionnés pour répondre à des besoins professionnels, au-delà de la simple demande domestique (petites industries, artisanat, etc.). En revanche, ils ont l’inconvénient d’être particulièrement coûteux et compliqués à mettre en place : ils nécessitent un investissement plus lourd et du temps d’installation. Les micro-grids « verts » utilisant les énergies renouvelables sont également très dépendants du coût et de la fiabilité des batteries. Les progrès technologiques attendus concernant le stockage de l’électricité devraient cependant faciliter dans les années à venir leur développement.

Fig 1 – Le mix des solutions d’électrification rurale en Afrique – Présentation synthétique des avantages et inconvénients

Une solution hybride est-elle possible ?

Conscients des faiblesses des différents modèles aujourd’hui proposés, des entrepreneurs réfléchissent à de nouvelles solutions. C’est le cas de Nicolas SAINCY, co-fondateur de la start-up française, Nanoé, basée aujourd’hui à Paris et Madagascar.

L’analyse de ce spécialiste des questions énergétiques africaines est la suivante : pour réussir l’électrification rurale de l’Afrique, le modèle proposé doit répondre à la fois aux enjeux de court terme (l’accès à l’énergie pour améliorer les conditions de vie) et de long terme (le développement durable des territoires). Il se doit donc de proposer une approche et un modèle d’affaires hybride entre la logique de service public et celle de libre distribution de matériel. Cette solution, Nanoé l’a appelée « l’électrification latérale ». Elle consiste en la construction progressive d’un réseau électrique intelligent du bas vers le haut, à l’aide de l’agrégation de briques élémentaires simples, peu chères à développer et rapidement rentables (en moins de 3 ans). Ces briques sont des nanoréseaux à l’échelle de 4 à 5 foyers, dotés de fonctionnalités intelligentes simples et de capacités élémentaires de stockage, de production et de comptage, permettant de répondre à des besoins élémentaires domestiques. Au fur et à mesure de leur agrégation, le réseau ainsi créé pourra répondre à des usages domestiques voir productifs plus importants (frigos, moteurs, climatisation, pompes…).

D’un point de vue économique, ce modèle progressif a l’avantage de décomposer la construction d’infrastructures électriques totalement décentralisées, décarbonées et intelligentes en une succession de petits investissements rapidement rentabilisés et donc plus adapté aux pays où l’environnement économique est incertain. Mettant l’activité d’électrification rurale à la portée technique et financière de petits entrepreneurs locaux, il encourage par ailleurs le développement économique local. Le modèle choisi s’appuie en effet sur des opérateurs locaux franchisés qui, en utilisant la marque Nanoé, démarchent des clients, développent les réseaux et les exploitent directement. La start-up quant à elle se concentre sur l’accompagnement de ces entrepreneurs dans l’accès aux technologies, aux savoir-faire, aux financements, aux outils et aux marchés

Les technologies Smart qu’elle développe visent à gérer efficacement la distribution d’électricité au sein des nano-réseaux en situation de contrainte sur les capacités de production (nul besoin de dizaines de panneaux solaires pour quelques foyers, le nanoréseau gère la rareté) et à optimiser les flux d’énergie au sein de réseaux d’équilibrage regroupant de multiples nano-réseaux.

Nanoé teste actuellement ce modèle à Madagascar sur quelques centaines de clients locaux. Si son expérimentation s’avère concluante, la start-up ambitionne de rallier  décideurs publics, industriels de l’énergie et bailleurs de fonds internationaux à sa vision d’une nouvelle voie à la fois plus ambitieuse et plus réaliste pour électrifier l’Afrique.

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On le voit, le sujet de l’électrification rurale en Afrique est vaste et porteur de nombreux enjeux pour les populations. Le marché n’est cependant pas encore mature et plusieurs solutions sont testées par différents types d’entreprises (fabricants de batterie, de panneaux solaires, start-ups, distributeurs, …). Les bailleurs de fonds et organisations internationales suivent et influencent assez largement ces mouvements en orientant les financements, preuve en est l’engouement autour de l’off-grid. Ici, encore plus qu’ailleurs, les bonnes relations entre les organismes publics, la recherche et le monde de l’entreprise seront indispensables pour atteindre les objectifs ambitieux de développement de ce continent.

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Nous remercions Stéphane KOOPMANS (EDF) et Nicolas SAINCY (Nanoé) d’avoir accepté de partager leur expertise pour la rédaction de cet article

[1] Agence Française de Développement, Banque Mondiale, Millenium Challenge Corporation, Banques Islamiques ou chinoises, prêts intéressants des Banques africaines de développement, i.e. BAD, BOAD…

[2] https://www.lightingglobal.org/news/as-the-global-off-grid-solar-market-provides-improved-energy-access-to-360-million-people-sector-leaders-gather-in-hong-kong-to-chart-the-future-of-the-industry/