Depuis le début du confinement, le prix de gros de l’électricité en Europe a marqué une baisse significative, mettant en péril les revenus de beaucoup d’acteurs du secteur. Anticiper ce que seront les conséquences de cet épisode serait pour le moment prématuré, cela dépend beaucoup du déroulement du déconfinement et de la configuration de la reprise. Cependant, en cette période de trouble, il semble important de revenir sur la construction du prix de détail, qui dépend de trois composantes, et de rappeler que la facture des ménages n’a cessé d’augmenter ces 8 dernières années, principalement pour financer les investissements liés à la transition énergétique.

Un prix qui dépend de 3 composantes

Le prix de l’électricité de nos factures repose sur trois grandes composantes : il y a tout d’abord la partie fourniture, qui reflète les coûts liés à la génération d’électricité. La production des centrales est généralement négociée sur le marché de gros, où se rencontrent producteurs, fournisseurs, mais aussi négociants et opérateurs d’effacement. Ensemble, ils définissent le prix, qui est influencé par plusieurs paramètres : équilibre offre/demande, conditions climatiques, prix des matières premières (gaz, pétrole…), ou encore prix du quota carbone.  Ces dernières semaines, l’arrêt des économies a fait baisser la demande (de 15 à 20% en France[1]), le cours du pétrole s’est effondré, et le prix des quotas carbone, devenus excédentaires, a reculé de 30% en une semaine.  C’est la conjugaison de tous ces facteurs qui a participé à la baisse brutale du prix de l’électricité sur le marché de gros.

La deuxième composante concerne la partie acheminement, qui correspond au transfert de l’électricité des lieux de productions aux lieux de consommation via le réseau électrique.  En France, la prise en compte des coûts nécessaires pour transporter puis distribuer l’électricité est couverte par le TURPE[2], qui comprend 3 composantes : la composante de gestion, liée au coût du service client, la composante de comptage, pour réaliser la facturation des clients, et enfin la composante de soutirage, pour financer les charges d’exploitation et de capital liées aux infrastructures de réseau. Cependant, comme nous l’évoquions dans un précédent article, le TURPE s’attaque à une question bien plus large que la seule couverture des coûts de gestion du réseau électrique : c’est aussi un levier important pour optimiser les investissements à venir tout en conciliant les enjeux liés à la transition énergétique.

Le prix de l’électricité se forme après que les taxes sont appliquées : il y a notamment la TVA (20% du prix au MWh et 5,5% de l’abonnement), la TICGE[3], cumulant plusieurs fonctions comme le financement de la transition énergétique ou celui de la péréquation tarifaire, ou encore la CTA[4] ,qui finance les droits spécifiques des agents.

En 2018, d’après Eurostat, les composantes du prix de l’électricité pour un foyer français consommant entre 500 et 2 000 kWh (correspondant à la plage de consommation électrique anuelle moyenne d’une personne en UE) se répartissent comme telles sur la facture finale d’électricité :

Fig 1 – Répartition des composants du prix de l’électricité française

Les montants des composantes d’acheminement et de fourniture sont relativement semblables et la plus grande part de la facture d’électricité provient des taxes. On voit donc que le choix du mode de production d’électricité n’impacte qu’une partie de la facture d’électricité, même si chacune de ces trois composantes peuvent s’influencer : par exemple, développer plus d’énergie renouvelable peut se traduire par une augmentation des taxes pour couvrir le besoin d’investissement et une hausse des investissements nécessaires pour adapter le réseau.

Chaque pays européen dispose de son propre système de tarification de l’énergie, ce qui aboutit à une répartition très variée des composantes. L’ouverture à la concurrence a de plus créé des situations particulières. En France, les particuliers peuvent choisir entre deux offres de prix, l’une venant des offres de marchés, liée à l’ouverture à la concurrence, l’autre de l’offre règlementée du fournisseur historique, le Tarif règlementé de vente, et dont nous évoquions dans un précédent article son fonctionnement.

Au-delà des disparités nationales, il n’en demeure pas moins que la structure du triptyque acheminement/fourniture/taxes se retrouve dans tous les pays, ce qui permet d’en faire un comparatif objectif.

Une facture qui varie du simple au triple en Europe

Pour l’Union européenne dans son ensemble, le prix de l’électricité se distribue de manière assez proche de la répartition française, avec 35 % pour la fourniture, 25 % pour l’acheminement et 40 % pour les taxes. On peut ainsi remarquer que la singularité française du « tout-nucléaire », souvent promue par ses défenseurs pour justifier une énergie bon marché, ne se traduit pas pour autant par une structure de coûts très différente de la moyenne européenne. Certes, la France se classe seulement au 15e rang de pays européens les moins chers, mais tous les pays devant elle ont moins de 10 millions d’habitants, exceptée la Pologne qui a choisi de produire à 80 % son électricité avec des centrales au charbon, énergie bon marché mais très décriée sur le plan environnemental.

Avec un prix moyen de 100 €/MWh, les ménages bulgares paient 3 fois moins cher leur électricité que leurs homologues allemands. Ce grand écart s’explique avant tout par la politique menée outre-Rhin qui, après avoir tourné le dos au nucléaire, s’est lancée dans le développement des ENR. Comme pour l’Angleterre ou le Danemark, qui ont investi dans l’éolien offshore, l’Allemagne se retrouve avec plus de la moitié de sa facture composée de taxes. Plus généralement, on observe un clivage entre les pays d’Europe de l’ouest avec ceux de l’est. Pour les premiers, qui mènent une politique plus soutenue en matière de transition énergétique, la part de la composante taxe est systématiquement plus importante que pour les seconds, et cela se traduit dans la facture finale.

Une hausse des prix justifiée par le besoin de financer les ENR

Evoquer la hausse des prix alors que ces derniers ont drastiquement baissé ces dernières semaines peut sembler anachronique. Mais cette baisse soudaine est liée à une crise sanitaire exceptionnelle, et le contexte est encore trop instable pour savoir si cela va continuer. Ce qui en revanche est sûr, c’est qu’au cours des 7 dernières années, les prix n’ont fait qu’augmenter partout en Europe, sauf cas exceptionnel.

C’est ce que révèle les évolutions des prix de l’électricité par pays de l’Union entre 2012 et 2018 :

Fig 2 – Evolution du prix de l’électricité en UE entre 2012 et 2018

La hausse moyenne des prix de l’électricité a été de 36% entre 2012 et 2018 dans l’ensemble de l’Union européenne.

La Hongrie est le seul pays ayant une évolution à la baisse avec une diminution de 28%, s’expliquant par les mesures du gouvernement pour baisser le tarif régulé hongrois. Cependant, cette évolution des prix à la baisse a ainsi entraîné une baisse des investissements, entraînant un vieillissement du parc et des fermetures de centrales. La hausse de la production électrique provenant des ENR n’a pas compensé les fermetures, entraînant une baisse de la production d’électricité.

Si la Hongrie ne connaît pas pour l’instant pas de pénurie, c’est qu’elle profite de sa position centrale en Europe et des interconnexions entre les réseaux européens pour importer de plus en plus d’énergie. Un choix impossible à imaginer dans un pays plus grand et moins central que la Hongrie, dont les pays voisins ne pourraient subvenir aux pics de consommation.

En regardant dans le détail les composantes des prix de l’électricité en 2012 par rapport à 2018, la majorité de la hausse provient des taxes, dont la part est passée de 30 à 40% entre 2012 et 2018. Ces hausses s’expliquent principalement par les besoins d’investissements nécessaires pour financer la transition énergétique, et suivre la feuille de route que l’Europe se fixée pour répondre à l’enjeu climatique.

Les investissements mis en péril ?

La hausse des prix au consommateur va-t-elle se poursuivre ? Tout dépendra des arbitrages qui seront faits, et surtout de la volonté politique de poursuivre les investissements verts dans un contexte où les urgences économiques pourraient inciter à les reporter.  Interrogée sur la question[5], la présidente de la BCE, Christine Lagarde, a affirmé que la question environnementale restait un objectif absolu pour l’Europe. Si beaucoup d’économistes et de défenseurs du climat rappellent que la crise sanitaire actuelle n’est qu’une expression de la crise environnementale, et qu’il faut saisir l’occasion qui nous est donnée pour réorienter l’économie, la prudence reste de mise. Outre-Atlantique, la crise sanitaire a déjà été une occasion de revenir sur les lois environnementales.

En France, la possible poursuite de la hausse des prix est une vraie interrogation, d’autant que la récession pointe son nez. Dans les années à venir, non seulement les besoins d’investissements dans les ENR et les réseaux sont attendus, mais il va falloir en plus financer le grand carénage des réacteurs nucléaires, estimé à 51 Md€ en 10 ans. Dans une interview publiée en février 2019 dans Les Echos[6], le PDG d’EDF Jean-Bernard Lévy soulignait que le niveau de rémunération d’EDF ne couvrait que ses coûts courants et non les investissements à venir.

Mais la situation a beaucoup changé depuis. Avec le confinement et la mise à l’arrêt de l’économie, RTE a pointé la baisse soudaine de la consommation, créant un déséquilibre offre/demande sur le marché et une baisse des prix. Un problème de taille pour beaucoup d’acteurs, qui voient leurs revenus fondre. Pour les gestionnaires du réseau, qui doivent couvrir une part importante de coûts fixes, la baisse des revenus liée à l’écart entre les volumes prévus et les volumes consommés cette année va se traduire par une augmentation au CRCP[7], qui sera reportée au tarif les prochaines années. Dans ce contexte, il y aura forcément moins des marges pour financer les investissements, qui pourraient probablement être reportés.

Ces reports pourraient également concerner la réforme de l’ARENH, qui avait trouvé un second souffle en début d’année. Cette dernière était envisagée pour rééquilibrer avec une nouvelle plage de prix la rémunération d’EDF, qui voyait ses concurrents acheter un quart de son électricité à 42€/MWh, alors que les prix du marché étaient bien supérieurs. Mais avec des prix qui se sont effondrés autour des 20 à 30€/MWh, la situation s’inverse et c’est au tour des concurrents d’EDF de se dire prisonniers de l’ARENH[8].

A date, il est encore trop tôt pour dire quels seront les impacts de cette crise.  En revanche, il est certain que l’équilibre des trois composantes du prix de l’électricité va en être modifié : gageons que cela ne se fasse pas au détriment de la transition énergétique.

[1] D’après RTE, qui a sorti une étude détaillée de l’impact de la crise sur le fonctionnement du réseau électrique.

[2] Tarif d’Utilisation des Réseaux Publics d’Électricité

[3] Taxe intérieure sur la consommation finale d’électricité

[4] Contribution tarifaire d’acheminement

[5] Interview de Christine Lagarde sur France Inter le 09 avril 2020.

[6]https://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/jean-bernard-levy-nos-concurrents-profitent-dune-rente-injustifiee-965029

[7] Compte de régularisation des charges et des produits : il permet au distributeur de corriger, pour des postes préalablement identifiés, les écarts entre les charges et produits prévisionnels et ceux réellement constatés.

[8]https://www.cre.fr/Documents/Deliberations/Communication/mesures-en-faveur-des-fournisseurs-prenant-en-compte-des-effets-de-la-crise-sanitaire-sur-les-marches-d-electricite-et-de-gaz-naturel